Le thème de la session 4 a été proposé par Ludovic Jeanne, Professeur Assistant en Géopolitique, Référent Intégrité académique, EM Normandie
Le métier d’enseignant-chercheur s’est « professionnalisé ». On ne demande plus : « Sur quoi travaillez-vous ? » Ni : « Quel est le thème de votre recherche ? » Ni même : « Quand publierez-vous ? » Mais : « Combien avez-vous produit d’articles cette année (ou les trois dernières années) ? » Ou encore : « Combien d’étoiles avez-vous publié ? » Si ce n’est simplement : « Quel est votre indice de citation ? ».
Cette « professionnalisation » induit des comportements négligents et, de plus en plus souvent, délictueux (recyclage d’articles, auto-plagiat, données ou résultats falsifiés, conflits d’intérêts, népotisme, etc.) ainsi que les rationalisations qui les justifient voire les occultent aux yeux de leurs auteurs. Cette professionnalisation-là est souvent le nom pudique donné à l’injonction d’efficacité, de productivité et de performance imposée aux enseignants-chercheurs et aux stratégies qu’ils engagent pour y faire face. Certaines préservent l’intégrité scientifique des travaux publiés, d’autres non.
De leur côté les étudiants sont de plus en plus souvent dans des formations visant également leur « professionnalisation » avec les mêmes injonctions d’efficacité, de productivité et de performance, de la part de leur encadrement pédagogique mais aussi, de plus en plus souvent, de la part de leur « entreprise » ou « structure » ; c’est le cas quand ils sont dans une formation en alternance (apprentissage, stages, etc.).
Parallèlement, il y a un assez large consensus autour de l’idée que les personnels comme les organisations de l’enseignement supérieur et de la recherche doivent se « professionnaliser » sur les enjeux de l’intégrité scientifique et académique. Cette professionnalisation semble nécessaire pour différentes raisons : efficacité souvent jugée insuffisante de la lutte contre la fraude académique ou scientifique, contexte d’affaiblissement de la confiance publique envers le monde scientifique, diversification des situations et des méthodologies de fraude scientifique, accentuation des pressions en tous genres sur le monde de la recherche, intensification des enjeux afférents à l’obtention d’un diplôme ou d’un titre, etc. Cette professionnalisation-là fait souvent écho à des attentes en termes d’efficacité qui, peut-être, est trop souvent explicitement ou tacitement rapportée à une approche répressive dont les limites sont en partie connues.
Ces premières facettes de la question des « professionnalisations » est peut-être profondément liée à un troisième type de professionnalisation : celle des fraudeurs et des délinquants de la connaissance. Il semble que les personnes, groupes et organisations engagés dans des pratiques de fraude scientifique recourent de plus en plus à des ressources, des compétences et des savoir-faire pointus. Les observations de terrains suggèrent l’existence de différents processus : développement actif de compétences en vue de frauder, spécialisation, mobilisation croissante de moyens technologiques de pointe (avec la perspective de l’émergence de l’Intelligence artificielle), nouveaux professionnels vendant des prestations intellectuelles frauduleuses, rôle de plateformes en ligne dédiées, stratégies inter-linguistiques, recours à des sources bibliographiques anciennes mais rares ou peu connues, etc. Comme pour beaucoup d’autres fraudes, délinquances ou criminalités, il faut également poser la question des processus organisationnels (au sens de Karl Weick) dans l’évolution de la fraude académique (étudiants) ou scientifique (chercheurs). Des analyses en termes d’innovation seraient sans doute fructueuses.
Ces professionnalisations semblent se répondre dans un système d’interactions reposant sur la surenchère qui se traduit par la sophistication croissante des pratiques comme des technologies mobilisées. Elles peuvent dès lors mener, dans une approche prospective, à un processus d’escalade qui apparait comme une impasse stratégique comme éthique tant pour le monde scientifique et académique que pour la communauté promouvant l’intégrité académique.
Des contributions mettant en perspective les enjeux de la professionnalisation de la fraude et les dérives de ces multiples « professionnalisations », ou au contraire des expériences qui sont susceptibles de rompre avec cette fatalité du « publish or perish » (qui conduit le chercheur à oublier qu’il est un « chercheur » et pas un « publieur » et l’étudiant que son but est d’apprendre, de développer ses capacités et non de décrocher à n’importe quel prix un diplôme), sont les bienvenues. La question du temps semble centrale : le temps de travailler, le temps de penser, le temps d’apprendre à penser, le temps de s’immerger dans son « sujet », le temps de la subtilité et de la précision, le temps de l’échange approfondi, le temps de l’écriture, peut-être même le temps du rêve… Bref tout ce que la productivité interdit.
Il est en tout cas indispensable de mieux comprendre cette question des « professionnalisations » pour imaginer des avenirs possibles qui échappent à cette fatalité de l’escalade évoquée ci-dessus, escalade qui peut se nourrir du rapide développement des technologies liées à la connaissance et à l’information.
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