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L’urgence de l’intégrité. Chapitre 3 Les pouvoirs réciproques des ordres juridiques et académiques

Chapitre 3

L’IRAFPA vous invite à lire ce livre au printemps 2021

Introduction du chapitre par Marian Popescu

Marian Popescu est Professeur à l’Université de Bucarest, fondateur et directeur du Centre d’Action, Ressources, Formation pour l’Integrité Académique (CARFIA) de l’Université de Bucarest et ancien représentant du Ministère de l’Éducation ETINED du Conseil de l’Europe (2016-2017). Élu président de la Commission d’éthique de l’Université de Bucarest (2012-2016), il a développé l’expertise institutionnelle et a clarifié les procédures pour mettre en règle la déontologie universitaire en un temps où il n’y avait pas beaucoup d’initiatives courageuses pour dévoiler les fautes morales du système. Écrivain, critique théâtral, expert en arts du spectacle, communication et politiques culturelles, et éditeur. Il a travaillé dans les industries cinématographiques et du livre.

Ce que vous allez lire dans ce chapitre est une plongée significative, parfois inquiétante, dans le monde peu connu de la rencontre et, parfois de la collision de deux ordres : juridique et académique. Car ce qui nous interpelle ici est la manière dont nous établissons la démarcation entre ce qui nous paraît juste et ce qui nous semble injuste. Si l’on conçoit la justice au prisme de son identité de citoyen et de professionnel, il est possible de vivre tranquillement une existence académique auréolée de certitudes et de panache… jusqu’au moment où celle-ci se brise de manière brutale et injuste.

En 2012, lorsque j’ai accepté de devenir président de la Commission d’éthique de l’Université de Bucarest pour quatre ans, j’ai plongé dans une réalité extraordinaire : le domaine de l’intégrité académique. Mon premier cas ? Le plagiat par le Premier ministre roumain de sa thèse de doctorat en droit soutenue à l’Université de Bucarest en 2003. Il nous était demandé de déclarer si, oui ou non, ce Premier ministre avait indûment bénéficié d’un titre qui lui permettait de faire son entrée au barreau de Bucarest. Notons à ce propos qu’il s’agirait maintenant d’échanger entre pays à propos de nos mésaventures, car lisant l’article de Jean-Baptiste Soufron, j’y trouvais une certaine impression de déjà vu. Mais revenons à notre terrain roumain. Un travail de nature archéologique dans les règlements divers et variés et les codes d’éthique m’ont interpellé sur le fait que l’encadrement législatif du domaine académique et la consistance des procédures qui en découlent sont simplement défaillants, quand ce n’est pas carrément inexistants. J’ai alors souhaité que notre Commission d’éthique adopte un mécanisme réflexif en posant le, ou les, problème(s) de corruption académique. L’expression même choque et semble inconvenable dans l’espace public. J’ai pris mon bâton de pèlerin et après de nombreuses discussions avec un ministre de la justice, la commission parlementaire pour l’éducation (Chambre des députés), et des recteurs des universités, l’idée a germé de la nécessité de créer une structure spéciale pour revoir les politiques universitaires et leur support législatif, mais aussi gérer une formation dédiée à l’intégrité académique.

Le  Centre d’Action, Ressources, Formation pour l’Intégrité Académique (CARFIA )[1]  a vu le jour en novembre 2017. Au cours des deux premières années de ce premier centre universitaire roumain dédié à l’intégrité académique, les plus grandes difficultés provenaient des experts en droit qui ont leurs propres références. Mais, peu à peu, nous sommes en passe de dialoguer à l’aide d’un langage commun. Car CARFIA est maintenant un opérateur académique où un débat sans concession et des formations à l’intégrité occupent une place centrale, motivés par la volonté d’intégrer cette intégrité dans la culture même de l’université.

Ce débat est essentiel pour prendre conscience que le cadre législatif européen dispose d’une place prédominante dans les dispositifs de concertation de l’Union européenne. Et ce, alors même que les efforts des Conseils et de la Commission européenne, depuis vingt années, ne tendent pas à l’harmonisation des lois concernant l’éducation et la recherche dans les pays membres. À force de vouloir conserver l’autonomie au niveau national, il est difficile d’harmoniser les procédures, comme les sanctions ou les procédures de recours. Comme représentant de la Roumanie au sein de ETINED, la plateforme du Conseil de l’Europe sur l’éthique, la transparence et l’intégrité dans l’éducation, j’ai fermement soutenu l’idée d’une révision sérieuse de la place de l’intégrité dans l’Éducation par rapport au cadre législatif. C’est un travail de longue haleine et de haute précision qui appelle des juristes, des avocats et d’autres experts en droit à considérer avec attention et rigueur les vides entre le juridique et l’académique. Ce sont dans ces vides que s’engouffrent les délinquants de la connaissance et leurs avocats. Il s’agit d’une perception nouvelle et provocatrice de notre mission académique. Mais le jeu en vaut la chandelle, car la Roumanie est loin d’être le seul pays où la corruption est un des freins majeurs à un développement qui pourrait être à un rythme bien plus soutenu.

Les cinq articles qui composent ce chapitre interrogent tous l’espace de rencontre entre le monde du droit et le monde de la recherche universitaire. Tous sauf un (d’un témoin éclairé) sont écrits par des juristes totalement impliqués dans notre cause de l’intégrité académique. Et tous traitent de plagiat et de propriété intellectuelle. Loin de moi l’idée d’y voir un choix délibéré des directeurs de cet ouvrage. Aucun d’eux ne déconsidère la fraude scientifique au profit du plagiat. Simplement, la fraude scientifique se traite presque exclusivement dans le monde feutré et clos des établissements académiques, alors que le plagiat se dit, se montre, se dévoile au grand public par les journalistes, se débat au tribunal. Ainsi ces cinq articles se répondent l’un l’autre sur une même question : qui est responsable de l’intégrité ?

Catherine de Gourcuff, avocate au barreau de Paris, nous invite à comprendre quels sont les modes d’intervention de la justice en matière d’intégrité académique au tribunal ou dans les procédures disciplinaires. Elle observe combien l’ordre académique est peu équipé de par ses normes professionnelles pour que ses procédures soient des arguments recevables au plan juridique. Ainsi, de nombreuses situations académiques ne peuvent pas être traitées en justice. Un exemple ? Le terme de « plagiat » n’existe pas en droit, mais seulement « contrefaçon », terme qui lui n’existe pas dans l’univers de l’écriture académique. La justice a du mal à utiliser les codes d’éthique de la recherche, car le juridique et l’académique ne trouvent pas les faits que les lois prévoient. Et que dire du véritable parcours du combattant qui attend le plaignant qui doit se confronter à un procès au pénal. Quel chercheur, quel auteur, est prêt à consacrer deux à dix ans de sa vie à ces procédures ?

Marie-Avril Roux Steinkühler, avocate aux barreaux de Paris et Berlin nous présente une approche comparative des droits français et allemand en matière de plagiat. Sa reconstruction historique de ces approches, si distinctes, nous dévoile des perspectives parfois incommensurables. En Allemagne, le contrôle par l’académique des fautes d’intégrité (le plagiat inclus) permet une approche plus large qu’en France où le plagiat (et seulement, dans le cas d’un simple copier/coller) reste une affaire privée confiée aux tribunaux. In fine, malgré les outils juridiques du droit d’auteur, les universités rechignent à entrer en matière en France.  De plus, un argument difficile à encadrer juridiquement est le caractère scientifique d’une œuvre. L’histoire qu’elle nous conte est celle de Béatrice Durand, victime d’un plagiat, pour illustrer les différences entre les dispositifs juridiques des deux pays, lesquels rendent si hasardeuse, voire douloureuse, la défense d’une victime.

Et justement, Béatrice Durand s’exprime dans cet article de manière courageuse et si sensible ! Ce qui est fascinant ici est l’exposé impeccable, chirurgical, qui nous est livré. Nous apprenons que l’argumentaire juridique approche le plagiat par sa forme et non par l’idée, car l’idée qui justement est au cœur de notre métier serait « libre de parcours ». Quel malentendu ! Quant à l’ « expression », autre concept retenu par les dispositifs juridiques, elle ne saurait être « banale » ; quand bien même elle serait le véhicule de l’idée originale. Et que dire alors du temps passé par un auteur à réaliser le recueil de ses données, à les comprendre et à induire justement « son » idée ? L‘auteure conclut donc sur le fait que la loi devrait distinguer clairement l’idée en tant que conception et l’idée en tant que réalisation. On comprend alors que sur des cas somme toute similaires, des décisions de justice soient divergentes. Il ne s’agirait pas de préférences individuelles des juges, mais d’ambiguïtés structurelles liées à la terminologie des deux domaines juridiques et académiques. Il est temps que le monde académique impose son corpus linguistique en matière d’intégrité.

Enfin un article clair au sujet de l’accès et du partage des données de recherche ! Sonya Morales, docteure en droit de la propriété intellectuelle, expose la perspective juridique québécoise sur ce sujet sensible, pour les chercheurs, comme pour les institutions et la société civile. Selon l’auteure, les droits sur les données acquises durant la recherche restent dans l’institution, laquelle doit en assurer la garde et la gestion dans le cadre d’une fiducie. Les différentes catégories de données, primaires, analysées et nominatives, appellent une approche différente de la justice par rapport aux droits de propriété et à leur gestion. L’auteure nous place face à un dilemme intéressant entre l’accès et le partage des données pour un intérêt scientifique et l’appropriation privée ou collective, à des fins légitimes de confidentialité ou, au contraire, d’exploitation de leur valeur économique.

Le dernier article, de Jean-Baptiste Soufron, avocat au barreau de Paris, est un vrai roman qui commence par ce qui semble être la fin (l’avenir nous le dira) : en août 2020 l’université si prestigieuse de Paris 1 Panthéon Sorbonne, annule la thèse en droit de Arash Derambarsh. La grande médiatisation de ce cas en fait un des plus argumentés qui soient. Il aura fallu qu’un compte Twitter anonyme présente les preuves jugées suffisantes pour qu’une enquête soit conduite et que l’on découvre l’ampleur des problèmes. Il aura aussi fallu une grande débauche d’énergie pour que la procédure disciplinaire arrive à son terme. Le monde académique a finalement lâché le coupable qui n’appartient pas à son univers.  Mais, si ce thriller nous fascine, c’est bien parce qu’il narre une formation à l’intégrité des doctorants clairement insuffisante, l’usage déficient de logiciels anti-plagiat, la validation d’un jury étonnant, l’accès aux thèses problématique, une réglementation peu claire en matière de ce qu’est ou pas le plagiat, la responsabilité perdue des présidents d’université…  Et si nos institutions devaient maintenant être réformées ?

Les établissements, mais aussi les structures européennes dédiées à l’intégrité académique, peuvent profiter de la perspective offerte par ces cinq articles. À eux d’entamer une autocritique, puis à converger par un dialogue de fond avec les juristes pour établir de nouveaux modes préventifs et disciplinaires adaptés à l’évolution et aux attaques de notre intégrité académique.

[1] https://carfia.unibuc.ro