Le thème de la session 3 a été proposé par Sarah Carvallo, Philosophie des sciences, Université de Besançon (Logiques de l’agir), et ENS de Lyon (IHRIM UMR 5317).
Quelle confiance accorder à la science ? Les scientifiques trichent-ils et mentent-ils ? Les institutions (EPIC, EPST, universités…) et les revues scientifiques assument-elles leurs responsabilités, ou sont-elles négligentes, voire complaisantes avec les manquements ? Comment la science dépend-elle aussi des relations géopolitiques entre les grandes puissances ? Ces questions et soupçons sont restés longtemps confinés aux seuls initiés, mais la crise de la COVID-19 les a portés sur le devant de la scène publique. Elle en avive l’urgence et la radicalité en interrogeant la façon dont nous produisons la connaissance scientifique dans un régime d’accélération, de concurrence et d’impacts sociaux, financiers, politiques majeurs, où la science n’est plus la solution mais fait partie du problème.
La première structure dédiée à l’intégrité scientifique apparaît en 1992 aux États-Unis, à la suite d’affaires graves qui suscitent une prise de conscience des enjeux. De nombreuses structures, protocoles, décrets et lois sont progressivement établis partout dans le monde. En 2021, nous restons confrontés aux mêmes difficultés, voire aux mêmes scandales. Comment évaluer ces quarante dernières années en termes d’avancement en intégrité scientifique ?
Un premier point positif est que nous sommes parvenus à dégager une typologie en établissant un spectre, qui part d’un comportement idéal des chercheurs caractérisé par des pratiques intègres et responsables jusqu’au pire comportement caractérisé par la fraude, la falsification et le plagiat (FFP). Le comportement idéal est censé appliquer le principe d’honnêteté de la science (Meriste et al. 2016), tandis que le pire comportement implique la possibilité d’apporter des preuves matérielles de FFP à partir des livrables scientifiques (essentiellement les publications). Entre les deux extrémités s’étend le vaste champ des pratiques questionnables de recherche (QRP questionable research practices), qui incluent des comportement plus flous et plus difficiles à prouver ne relevant d’aucune définition consensuelle (Steneck 2006). La rétraction d’articles publiés dans les plus grandes revues et par des scientifiques « excellents » – dont certains prix Nobel – nous ont fait prendre conscience du décalage entre la réalité des pratiques scientifiques et les représentations usuelles de la science moderne. Plusieurs affaires ont montré que les institutions et les structures de la recherche couvraient les manquements, plutôt qu’elles n’essayaient de les sanctionner. Cela dit, à moyen terme, on observe un processus d’auto-correction de la science et de ses institutions, qui peut prendre plus ou moins de temps, mais exprime une prise de responsabilité collective progressive.
Paradoxalement, le problème sans doute le plus grave consiste dans la banalité des pratiques questionnables, qui, sans franchir la ligne rouge, ne relèvent pas de sanctions pénales, mais introduisent de multiples failles dans le système de production des connaissances. En effet, cette zone grise regroupe les manquements les plus fréquents sans que nous ne parvenions à les caractériser de façon simple. Une approche négative les établit comme l’absence de FFP ; une approche positive par extension cherche à lister un ensemble de manquements dommageables mais non rédhibitoires (imprécision, biais, arrangement des images ou des schémas, sélection des données, citations approximatives, archivage incomplet des données et résultats expérimentaux (Shamoo et Resnik 2015), l’utilisation de données confidentielles, la publication de plusieurs articles n’apportant pas de plus-value significative les uns par rapport aux autres, l’abus de signature… ; une approche positive par intention renvoie la caractérisation des QRP à l’intention de l’auteur incluant la négligence soit à l’égard de la vérité (jusqu’à l’éventualité du mensonge), soit à l’égard des « standards d’une personne raisonnable » (Fanelli, 2012). Enfin, une quatrième approche propose une procédure diplomatique qui renonce à définir une liste ou à caractériser l’intention de l’auteur pour déterminer de façon constructive et plurielle les critères en tenant compte aussi de l’épaisseur culturelle et de l’épaisseur de la recherche (Carvallo 2021).
Pourquoi tricher ? Pourquoi mentir ? Comment les individus vivent-ils les injonctions contradictoires de leur métier scindé entre l’incitation à la publication et les exigences qualitatives ? Comment l’accélération de la recherche contribue-t-elle à renforcer les dilemmes des scientifiques au risque d’une souffrance au travail ? Les réformes structurelles de la recherche autour du PIA (Plan d’investissement Avenir) apportent-elles des pistes pour mieux tenir compte du risque de méconduites ? Comment évaluer la qualité de la recherche ? Qui doit l’évaluer (experts, société, profanes) ? Comment prévenir et sanctionner les manquements ? La réponse par la législation est-elle la plus appropriée ? Psychologie, sociologie, épistémologie, histoire des sciences, droit permettent d’éclairer de façon complémentaire ces pratiques floues et leur rapport à la science, à la fois dans une approche empirique et théorique.
Plusieurs thématiques peuvent constituer des points d’entrée pour analyser les enjeux :
- La psychologie des chercheurs face aux dilemmes de leurs métiers
- Les dilemmes de la recherche selon les âges (cas d’étude, doctorants, post-doctorants, juniors, seniors)
- La variation des règles implicites de la recherche selon les disciplines et selon les pays
- La question de la carrière et son évaluation par la recherche
- Y a-t-il des solutions ? Lesquelles ? Et s’il n’y a pas de solution, que faire ?
- Quelles sont les nouvelles frontières à explorer pour éviter les méconduites (formation des jeunes chercheurs, critères d’évaluation, sanctions, renforcement de la législation versus renforcement de cultures communautaires, individualisme de la carrière versus solidarité de la recherche, concurrence internationale, la Big Science et son coût, l’accélération) ?
- L’open data et l’open access risquent-ils d’exacerber les mauvaises pratiques ?
- Le rôle de la société civile et des associations (Retractwatch, PubPeer, Transparency International) dans la recherche
- Le pluralisme épistémique et sa traduction institutionnelle
- Le rôle des grandes firmes dans l’établissement des normes de l’intégrité scientifique
- Comment assumer des responsabilités partagées, voire diffuse ?
Bibliographie (repères)
Carvallo, S. (2019). « L’éthique de la recherche entre réglementation et réflexivité », Revue d’Anthropologie des connaissances. Dossier « Éthique de la recherche », 13/2, 299-325 https://journals.openedition.org/rac/792
Carvallo, S. (2021). Pour une diplomatie de l’intégrité scientifique en situation d’interculturalité. In : L’urgence de l’intégrité académique, M. Bergadaà et P. Peixoto (éd.), Coll. Questions de société, EMS.
Fanelli, D. (2012). The black, the white and the grey areas—Towards an international and interdisciplinary definition of scientific misconduct. In N. Steneck & T. Mayer (Éds.), Promoting Research Integrity in a Global Environment (p. 79‑90). World Scientific.
Meriste, H., Parder, M.-L., Louk, K., Simm, K., Lilles-Heinsar, L., Veski, L., Soone, M., Juurik, M., & Sutrop, M. (2016). Normative analysis of research integrity and misconduct (Delivrable D II.3). PRINTEGER. https://printeger.eu/wp-content/uploads/2016/10/D2.3.pdf
Shamoo, A. E., & Resnik, D. B. (2015). Responsible Conduct of Research (3e éd.). Oxford University Press.
Steneck, N. H. (2006). Fostering integrity in research : Definitions, current knowledge, and future directions. Science and Engineering Ethics, 12(1), 53‑74. https://doi.org/10.1007/PL00022268