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L’urgence de l’intégrité. Chapitre 5 Repenser la formation à l’intégrité en période de mutation

Chapitre 5

L’IRAFPA vous invite à lire ce livre au printemps 2021

Introduction du chapitre par Jorge Onrubia Pintado

Historien et archéologue, Jorge Onrubia Pintado est professeur titulaire d’université à l’Université de Castilla-La Mancha (Espagne) où il dirige le Laboratoire d’archéologie, patrimoine et technologies émergentes, rattaché à l’Institut de développement régional. Entre 2006 et 2010, il a été membre du Conseil de l’Agence de qualité universitaire de la région de Castilla-La Mancha.

Vu en perspective multiséculaire, il est difficile de ne pas reconnaître que les institutions universitaires ont bien résisté aux mutations historiques, aux tensions entre tradition et changement, entre conservatisme et progrès, qui ont caractérisé le devenir du monde occidental depuis l’avènement du capitalisme historique ou de la modernité-colonialité[1]. Tel qu’il est bien connu, la deuxième moitié du siècle dernier a comporté d’importants changements dans le paysage universitaire occidental, notamment en ce qui concerne les universités européennes : démocratisation de l’accès aux études supérieures, avec son corollaire de massification et d’augmentation en flèche des effectifs des corps enseignants et des personnels BIATSS ; redéfinition des missions de l’université, avec en particulier une nouvelle articulation entre recherche et enseignement et une tertiarisation accrue de la formation professionnelle au nom de l’employabilité ; mise en place de cadres de coopération interuniversitaire supranationaux pour favoriser la mobilité des étudiants et des enseignants-chercheurs ; prolifération d’établissements à logique entrepreneuriale où les services académiques sont prêtés à la carte à des étudiants-clients…

La dernière grande mutation en date concerne, sans aucun doute, l’irruption massive des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTICs) dans le panorama académique. Aux balbutiements du télé-enseignement s’est ajoutée, au fil des années, une myriade de ressources numériques et de plateformes en ligne, de plus en plus performantes, qui ont entraîné un développement exponentiel des cours à distance, dont les Massive Online Open Courses ont fini par constituer un modèle à imiter sur le marché universitaire. L’arrivée dans nos salles de cours des premières générations des natifs du numérique, pour lesquels la consommation gratuite d’Internet constitue la principale voire la seule source d’information et même de « connaissance » socialement reconnue, n’a fait que montrer, en toute son acuité et avec toutes ses implications, la dimension réelle de ce phénomène. In fine, le potentiel déstabilisateur que l’omniprésence du numérique représente pour l’ensemble de notre système universitaire est clairement apparu en conséquence de la pandémie provoquée par le virus responsable de la maladie Covid-19 lorsque les établissements et leurs agents, en général passablement formés, précairement outillés et largement démotivés en matière de NTICs appliquées à l’enseignement/apprentissage universitaire, ont dû faire face, en toute urgence, aux besoins de formation et d’évaluation en ligne imposés par le confinement.

Les conséquences dans le domaine de l’intégrité académique qui découlent de ce scénario de profondes transformations ne sont comparables qu’aux défis qu’il contribue à mettre sur le devant de la scène. La possibilité de les relever passe, à mon sens, par la prise en compte de deux constatations capitales. Tout d’abord, le caractère socialement construit, et donc profondément et fatalement historique et culturel, des principes éthiques et moraux et de tout le champ sémantique des « vertus » qui leur est associé : honnêteté, intégrité, déontologie, responsabilité, confiance… Deuxièmement, tel que Pierre Bourdieu l’évoque dans les pages d’Homo academicus [2], une brillante et dérangeante analyse sociologique du monde universitaire français des années 80, le fait que toute crise du système d’enseignement supérieur entraîne une crise corrélative de « croyance », de confiance dans ses modes de pensée et dans ses pratiques.

Dans le processus de réflexivité et d’auto-analyse capable de renouveler les pensées et les pratiques que nous sommes obligés d’incorporer pour garantir, par ces temps de crise et une fois de plus, la perpétuation de tout ce qu’il y a à sauver dans le système actuel, en conjurant, notamment, le risque de sa dualisation (universités privées et chères pour une minorité, universités secondarisées ou études sur Internet pour les autres), il faut sans doute inclure, entre autres tâches intellectuelles péremptoires, l’urgence de repenser la formation à l’intégrité académique. Mais, de toute évidence, cette réflexion ne peut pas faire l’économie de l’exigence d’insérer cet entraînement dans ce qu’il y a de plus spécifique à la formation universitaire : l’enseignement « à » la recherche, « par » la recherche et « pour » la recherche [3]. Elle ne doit pas non plus oublier que la pratique de l’intégrité académique au sens large n’est, tout compte fait, qu’un volet de l’intégrité, ou de l’éthique, des pratiques sociales. Et que, dans leur dimension axiologique, les pensées et les pratiques universitaires sont vouées à combattre l’obscurantisme et les populismes de tout bord et à œuvrer pour la liberté culturelle, la coopération intellectuelle, la pensée critique et la créativité.

Pour ne parler que d’intégrité estudiantine, qui constitue l’objet exclusif de ce chapitre, la réflexion doit commencer par un diagnostic de situation réaliste et non complaisant et par décider la part relative que, dans le combat pour l’intégrité, il convient d’accorder à la coercition, à l’inculcation et à la persuasion, et à leurs méthodes et protocoles respectifs. Si l’on ne parle que des deux dernières, faut-il une formation ciblée et spécifique susceptible de rentrer dans la « dîme transdisciplinaire », ce 10% du temps des cours à prélever dans n’importe quel cursus universitaire pour le destiner à un enseignement commun, dont parlait Edgar Morin [4] ? Ou vaut-il mieux, au contraire et dans le sillage de la perspective de genre, l’intégrer au sein de chaque discipline dans une formation à vocation transversale et, de ce fait, plutôt « indisciplinée » ? Quel rôle doit être joué dans ce contexte par le travail d’accompagnement des enseignants-chercheurs, surtout au niveau des masters et des doctorats où leur exemple et leur exemplarité sont décisifs pour l’acquisition des principes qui doivent être à la base des (bonnes) pratiques de leurs étudiants ? C’est à essayer de répondre à ces questions, et à bien d’autres, que s’appliquent les auteures et les auteurs des cinq contributions présentées ci-après.

Fort de son expérience dans le domaine et de sa familiarisation avec les techniques théâtrales, Marian Popescu nous propose une stimulante réflexion sur ce qu’il finit par appeler l’« intégréthique » académique et sur le rôle que, dans l’implantation de celle-ci, doivent jouer les « sages à l’intégrité ». C’est en comprenant les failles et les avancées historiques dans le domaine de l’éducation du caractère que l’auteur élabore sa proposition. La formation, combinant les dispositifs cognitifs et les aptitudes communicationnelles et dramatiques, de ces experts, médiateurs et référents apparaît, à son sens, comme l’élément névralgique du combat actuel pour l’intégrité.

Le travail d’Oumaima Ajmi rentre dans le vif des défis pratiques et éthiques que l’intégrité académique doit relever en ces temps de crise universitaire et sanitaire : la mise en place d’un outil de surveillance électronique pour les examens en ligne que la pandémie du Covid-19 a généralisés. Par une approche résolument systémique, l’auteure nous narre les interventions de tous les acteurs du monde académique de manière très stimulante. Ainsi, au-delà du caractère dissuasif de cet outil, qui a bel et bien évité une triche massive, son intérêt réel dans le cadre de la formation à l’intégrité se trouve dans le débat pédagogique et la sensibilisation aux pratiques honnêtes qu’il a suscités dans la communauté universitaire.

Centrée sur les mémoires de master et les thèses de doctorat, l’approche de Michelle Bergadaà et Martine Peters est diagnostique et préventive : pour installer durablement l’intégrité académique chez les étudiants universitaires, il faut, par-dessus tout, comprendre et interpréter les stimuli qui les amènent à plagier, et le sens réel qu’ils accordent à cette pratique. Le professeur peut alors endosser le rôle d’un « passeur d’intégrité » pour intégrer les valeurs de l’éthique au cœur de tous ses cours. Mais la démarche des auteures est, aussi, praxéologique et palliative dans la mesure où, de façon quelque peu provocatrice et ouvrant une grande porte à l’espoir, elles insistent sur la capacité qu’a un accompagnement adéquat pour développer les potentialités thérapeutiques et créatrices des « copier-coller ».

S’alignant aussi dans le rang des outils dissuasifs, nul ne doute que les logiciels d’aide à la détection des similitudes occupent aujourd’hui une place privilégiée pour combattre le plagiat et traquer les tricheurs. Frédéric Agnès nous accompagne dans un parcours à travers les arcanes de l’évolution technologique de ces logiciels, où l’approche sémantique commence à concurrencer l’approche syntaxique, dont l’efficacité, mais aussi les insuffisances ne sont plus à démontrer. Mais, encore une fois, comme l’auteur le rappelle à juste titre, l’intérêt de ces outils dans le combat pour l’intégrité a surtout à voir avec leur capacité de contribuer à la création d’un environnement favorable à l’installation des valeurs d’honnêteté et de citoyenneté numérique.

Traitant également des outils susceptibles de contribuer à l’éradication des comportements déviants lors des examens en ligne, l’apport de Marc Humbert et Xavier Lambin concerne, dans leur cas, les épreuves non surveillées. Ils discutent de l’efficacité d’une stratégie préventive consistant en l’envoi d’un avertissement ciblé à une partie des étudiants ayant préalablement été identifiés comme tricheurs. Leur conclusion est claire : pour garantir l’équité et la crédibilité du système, les examens en ligne doivent être surveillés, mais, lorsque ce contrôle n’est pas possible, ce type d’admonitions peuvent constituer une alternative de remplacement.

[1] Wallerstein I. (1983), Historical Capitalism with Capitalist Civilization, Verso, Londres-New York; Mignolo W.D. (2012), Local histories/Global designs. Coloniality, subaltern knowledges, and border thinking, Princeton University Press, Princeton-Oxford, réimpression avec une nouvelle préface de l’édition de 2000.

[2] Bourdieu P. (1984), Homo academicus, Les Éditions de Minuit, Paris.

[3] Bedin V. (2015), « Éditorial », Les dossiers des sciences de l’éducation, 34, pp. 7-11. Il s’agit d’un numéro dont le dossier monographique, introduit par cet éditorial, est consacré à l’université et la formation à la recherche.

[4] Morin E. (1999), La tête bien faite. Repenser la réforme. Réformer la pensée, Seuil, Paris.